Noël à Ville-Joie

Chaque année, au temps des Fêtes, j'ai une pensée toute spéciale pour l'orphelinat. Voici un extrait du Chapitre 14 de Citoyen de Ville Joie qui explique pourquoi:

"Tard en journée, le 24 décembre, un ami de ****** vient nous rendre visite, déguisé en Père Noël. J’apprécie le geste, mais je ne suis pas très impressionné. Je viens d’un endroit qui ne permettait pas vraiment d’embrasser les contes auxquels les enfants ont l’habitude de croire. Je ne me rappelle pas avoir jamais cru au Père Noël et la fée des dents de notre quartier aurait sûrement laissé des chèques sans provisions sous nos oreillers.

Je célèbre donc Noël pour la première fois avec ****** et *******. Nous passons la soirée du réveillon bien au chaud près du petit poêle à bois au sous-sol, juste nous trois. Une soirée tranquille, empreinte d’une simplicité qui m’est rassurante. Tellement rassurante que si quelqu’un me demandait ce que cette soirée représente pour moi, le seul mot qui sortirait de ma bouche, sans hésitation, serait « famille ». Non pas parce que c’est le mot que les autres voudraient entendre, mais bien parce que c’est celui que je ressens enfin.

Il m’est difficile de résister à la tentation de comparer cette soirée aux Noëls de Ville Joie.

Je me rappelle encore, lors de mon premier Noël à l’orphelinat, de l’anxiété qui montait en moi alors que les préparatifs allaient bon train.

J’étais assis sur la dernière marche au bas d’une longue échelle qui avait été utilisée pour accrocher des décorations sur l’arbre de Noël géant. À tout le moins, je crois qu’il était géant. Quand j’avais sept ans, j’étais tellement petit que tout avait l’air gigantesque à côté de moi. Les éducateurs avaient couru toute la journée comme des poules sans tête pour s’assurer que tout allait être prêt pour cette grande soirée.

Dans les semaines menant aux vacances des fêtes, j’avais entendu les autres enfants de ma classe décrire ce qu’un joyeux Noël allait vouloir dire dans leur famille. Je trouvais que les mots qu’ils utilisaient étaient beaux, mais je n’associais aucun d’eux à mes expériences présentes et passées. J’avais été soulagé de ne pas avoir été choisi par mon professeur pour raconter l’histoire de mes 25 décembre.

Le seul souvenir de Noël que j’avais était celui où mes frères, ma sœur et moi étions assis devant d'une cuisinière électrique, la porte du four entrouverte pour nous réchauffer.

Nul besoin de mentionner que personne n’avait reçu de cadeaux. Les seuls mots entendus ce matin-là avaient été ceux de ma sœur lorsqu’elle nous avait tous rappelé que c’était bel et bien le matin de Noël. Quelques années plus tard, je me retrouvais dans un orphelinat et c’est là, ironiquement, que je me préparais à vraiment célébrer cette soirée spéciale pour la première fois.

Grâce à mes camarades de classe et à la description qu’ils avaient donnée de leurs vacances, j’avais découvert ce que Noël était supposé être et je constatais que ce n’était pas ce qui était en train de se préparer à Ville Joie. Mais en même temps, grâce à l’orphelinat, je savais maintenant ce que c’était que d’être en sécurité et au chaud en cette soirée froide. Le poids de l’envie que je ressentais envers mes amis était aussi lourd que celui de ma gratitude pour ce que m’offrait Ville Joie. Mon petit cœur, mes petits genoux aussi, n’avaient pas encore assez de vécu pour supporter ce fardeau. Il n’y avait que l’échelle à proximité quand le poids est devenu trop lourd et que mes jambes ont cédé.

Quand elle a remarqué que j’étais seul dans mon coin, Carole est venue me voir pour me demander si tout allait bien. L’honnêteté étant de mise à Ville Joie, je lui ai répondu que j’étais excité par la soirée qui s’en venait, mais que je me sentais mal de vouloir également ce que les autres enfants de mon école étaient en train de vivre avec leur famille à ce même moment. Je lui ai dit que je savais que Noël n’était pas ce qui était sur le point de se produire. Carole m’a convaincu d’essayer de vivre le moment présent, ne serait-ce que pour ne pas manquer les petits bonheurs que la vie s’efforçait de me donner.

C’est ce que j’ai essayé de faire et nous avons marché, les orphelins, les éducateurs ainsi qu’une brochette d’invités très spéciaux, vers le petit auditorium pour célébrer Noël.

Nous avons assisté à un spectacle de sketches et de chansons donné par les policiers de la Ville. Pendant toute l’année, ils avaient fait la collecte de sous et répété leurs performances dans le seul but de nous offrir des cadeaux et de nous divertir. En cette veille de Noël, ils avaient laissé leurs proches derrière pour plutôt passer du temps avec nous.

J’ai reçu une guitare et un petit établi avec de vrais outils. J’ai ri, j’ai chanté toute la soirée. Des extravagances pour un enfant qui n’avait pas de famille. Pendant ces quelques heures, j’ai oublié qui et où j’étais. Pas une seule fois durant la soirée ai-je pensé à ce que les autres enfants de l’école vivaient de leur côté. Grâce à Ville Joie, je venais de découvrir qu’il est possible de trouver le bonheur peu importe où l’on se trouve. Même lorsqu’on est assis sur la marche la plus basse d’une longue échelle dans un orphelinat.

J’étais en sécurité et au chaud, comme je le suis ce soir au sous-sol près du poêle à bois en compagnie de ****** et de *******.

Un abri chaud et la promesse d'un lendemain sont parfois les plus beaux cadeaux qui soient."

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En 1977, j'étais orphelin...mais j'ai quand même pu voir Star Wars!

Ce qui suit est un extrait du Chapitre 9 de Citoyen de Ville Joie:

"Un soir - un soir mémorable - Lucie me fait le cadeau d’un souper au restaurant suivi d’un film au cinéma. À Ville Joie, nous regardons parfois des films sur un écran format moyen, mais ce sont des productions déjà vieilles de plusieurs années comme La planète des singes, Le fantôme de Barbe-Noire ou La machine à remonter dans le temps. Nous ne sommes après tout que des enfants: que les films soient vieux ou non, tant que la projection est accompagnée d’un bol de maïs soufflé sur nos genoux, on s’en contente. Mais là, Lucie m’emmène voir une nouveauté, une superproduction dans une vraie salle de cinéma avec un écran gigantesque.

Lucie m’emmène voir Luke Skywalker se battre contre l’Empire.

Elle me le dit quelques jours à l’avance et doit même me montrer les billets qu’elle a déjà achetés pour que j’en arrive à croire en ma chance. La bonne nouvelle fait le tour de Ville Joie à la vitesse de l’hyperpropulsion et je suscite l’envie autour de moi.

Au moment tant attendu, après un copieux repas au restaurant, nous prenons nos sièges dans la salle. Quand l’éclairage se tamise lentement et que les rideaux s’ouvrent pour révéler l’écran, mon cœur se met à battre au rythme des notes de la fameuse musique d’ouverture et du texte en jaune qui défile et disparaît progressivement au loin. Chaque fois que quelque chose d’incroyable se produit à l’écran, je me tourne vers Lucie pour lui montrer ma joie en souriant. Chaque fois, elle me rend la pareille.

Après la projection, Lucie me conduit à Ville Joie passé l’heure habituelle du coucher. Il est tellement tard en fait que les autres sont tous endormis profondément et que la bobine de Cat Stevens est presque rendue à la fin de ce qui doit être sa deuxième lecture. Je m’allonge dans un lit confortable et familier, le ventre plein de bonne bouffe de restaurant. Je pense à Lucie qui avait convaincu le directeur de l’orphelinat de me confier à sa garde occasionnelle en lui disant qu’elle voulait faire des choses simples avec moi. En bout ligne, elle m’aura fait voyager dans une galaxie lointaine avec R2D2 pour sauver une princesse.

Je m’endors, l’orphelin le plus heureux de l’univers.

Quand j'ouvre les yeux au matin, les autres enfants sont tous autour de mon lit et attendent patiemment que je me réveille pour que je puisse leur raconter l'histoire de La guerre des étoiles."

On peut se procurer Citoyen de Ville Joie ici au prix de 3,99$


Pourquoi Noël à Ville Joie me fera toujours penser à la police!

Chaque année, au temps des Fêtes, j'ai une pensée toute spéciale pour l'orphelinat. Voici un extrait du Chapitre 14 de Citoyen de Ville Joie qui explique pourquoi:

"Tard en journée, le 24 décembre, un ami de ****** vient nous rendre visite, déguisé en Père Noël. J’apprécie le geste, mais je ne suis pas très impressionné. Je viens d’un endroit qui ne permettait pas vraiment d’embrasser les contes auxquels les enfants ont l’habitude de croire. Je ne me rappelle pas avoir jamais cru au Père Noël et la fée des dents de notre quartier aurait sûrement laissé des chèques sans provisions sous nos oreillers.

Je célèbre donc Noël pour la première fois avec ****** et *******. Nous passons la soirée du réveillon bien au chaud près du petit poêle à bois au sous-sol, juste nous trois. Une soirée tranquille, empreinte d’une simplicité qui m’est rassurante. Tellement rassurante que si quelqu’un me demandait ce que cette soirée représente pour moi, le seul mot qui sortirait de ma bouche, sans hésitation, serait « famille ». Non pas parce que c’est le mot que les autres voudraient entendre, mais bien parce que c’est celui que je ressens enfin.

Il m’est difficile de résister à la tentation de comparer cette soirée aux Noëls de Ville Joie.

Je me rappelle encore, lors de mon premier Noël à l’orphelinat, de l’anxiété qui montait en moi alors que les préparatifs allaient bon train.

J’étais assis sur la dernière marche au bas d’une longue échelle qui avait été utilisée pour accrocher des décorations sur l’arbre de Noël géant. À tout le moins, je crois qu’il était géant. Quand j’avais sept ans, j’étais tellement petit que tout avait l’air gigantesque à côté de moi. Les éducateurs avaient couru toute la journée comme des poules sans tête pour s’assurer que tout allait être prêt pour cette grande soirée.

Dans les semaines menant aux vacances des fêtes, j’avais entendu les autres enfants de ma classe décrire ce qu’un joyeux Noël allait vouloir dire dans leur famille. Je trouvais que les mots qu’ils utilisaient étaient beaux, mais je n’associais aucun d’eux à mes expériences présentes et passées. J’avais été soulagé de ne pas avoir été choisi par mon professeur pour raconter l’histoire de mes 25 décembre.

Le seul souvenir de Noël que j’avais était celui où mes frères, ma sœur et moi étions assis devant d'une cuisinière électrique, la porte du four entrouverte pour nous réchauffer.

Nul besoin de mentionner que personne n’avait reçu de cadeaux. Les seuls mots entendus ce matin-là avaient été ceux de ma sœur lorsqu’elle nous avait tous rappelé que c’était bel et bien le matin de Noël. Quelques années plus tard, je me retrouvais dans un orphelinat et c’est là, ironiquement, que je me préparais à vraiment célébrer cette soirée spéciale pour la première fois.

Grâce à mes camarades de classe et à la description qu’ils avaient donnée de leurs vacances, j’avais découvert ce que Noël était supposé être et je constatais que ce n’était pas ce qui était en train de se préparer à Ville Joie. Mais en même temps, grâce à l’orphelinat, je savais maintenant ce que c’était que d’être en sécurité et au chaud en cette soirée froide. Le poids de l’envie que je ressentais envers mes amis était aussi lourd que celui de ma gratitude pour ce que m’offrait Ville Joie. Mon petit cœur, mes petits genoux aussi, n’avaient pas encore assez de vécu pour supporter ce fardeau. Il n’y avait que l’échelle à proximité quand le poids est devenu trop lourd et que mes jambes ont cédé.

Quand elle a remarqué que j’étais seul dans mon coin, Carole est venue me voir pour me demander si tout allait bien. L’honnêteté étant de mise à Ville Joie, je lui ai répondu que j’étais excité par la soirée qui s’en venait, mais que je me sentais mal de vouloir également ce que les autres enfants de mon école étaient en train de vivre avec leur famille à ce même moment. Je lui ai dit que je savais que Noël n’était pas ce qui était sur le point de se produire. Carole m’a convaincu d’essayer de vivre le moment présent, ne serait-ce que pour ne pas manquer les petits bonheurs que la vie s’efforçait de me donner.

C’est ce que j’ai essayé de faire et nous avons marché, les orphelins, les éducateurs ainsi qu’une brochette d’invités très spéciaux, vers le petit auditorium pour célébrer Noël.

Nous avons assisté à un spectacle de sketches et de chansons donné par les policiers de la Ville. Pendant toute l’année, ils avaient fait la collecte de sous et répété leurs performances dans le seul but de nous offrir des cadeaux et de nous divertir. En cette veille de Noël, ils avaient laissé leurs proches derrière pour plutôt passer du temps avec nous.

J’ai reçu une guitare et un petit établi avec de vrais outils. J’ai ri, j’ai chanté toute la soirée. Des extravagances pour un enfant qui n’avait pas de famille. Pendant ces quelques heures, j’ai oublié qui et où j’étais. Pas une seule fois durant la soirée ai-je pensé à ce que les autres enfants de l’école vivaient de leur côté. Grâce à Ville Joie, je venais de découvrir qu’il est possible de trouver le bonheur peu importe où l’on se trouve. Même lorsqu’on est assis sur la marche la plus basse d’une longue échelle dans un orphelinat.

J’étais en sécurité et au chaud, comme je le suis ce soir au sous-sol près du poêle à bois en compagnie de ****** et de *******.

Un abri chaud et la promesse d'un lendemain sont parfois les plus beaux cadeaux qui soient."

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Pourquoi j'ai dit non aux retrouvailles

Novembre est le mois de la sensibilisation à l'adoption

"As-tu déjà essayé de retrouver ta famille? »

Dites à quelqu’un que vous avez été adopté et ces mots exploseront de leur gorge comme un réflexe.

La question est facile à comprendre. Quand on a grandi avec sa famille biologique et qu'on peut se tourner à volonté vers les souvenirs implantés par celle-ci pour valider son identité, il devient impensable de croire qu’on ne ressentirait pas l’urgence de se lancer à sa recherche après avoir été abruptement séparé d'elle. 

Pour certaines personnes liées à l’adoption qui ont vécu cette séparation, et qui continuent de la vivre de façon quasi quotidienne, la question peut raisonner avec un écho assourdissant. Elles sont tourmentées, dans plusieurs cas pendant des décennies, par les nombreuses interrogations qu’une telle séparation peut soulever. L'absence de réponses attise le feu qui rend si brûlant le désir de savoir à tout prix.

D’aussi loin que je puisse me rappeler, je n’ai jamais eu ce désir. 

Un moment charnière s’est produit très tôt dans ma vie. J’avais sept ans. Mes frères et ma sœur étaient venus me visiter à l’orphelinat où l’on m’avait emmené un an plus tôt. Une longue année entrecoupée par un séjour dans une famille pas très gentille. 

L’extrait qui suit, tiré du chapitre six de mon livre, résume cette visite :

« Je me rends dans la salle de rencontres pour les attendre sans trop savoir quoi penser de ce que je me prépare à vivre. Mes frères et ma sœur sont supposés être ma référence dans la vie et les visages de la seule identité que je savais être vraie dans un passé qui me semble ne pas être si éloigné. En vérité, nous avons été séparés pendant de longs mois au cours desquels plusieurs choses marquantes se sont produites. 

Pendant que je garde un œil sur la porte en anticipant leur arrivée, je ne peux m’empêcher de me demander si chaque jour où j’ai été privé de leur compagnie ne se limite qu’à du temps perdu, quelque chose qui n’est plus vraiment tangible une fois écoulé, ou s’il y a maintenant une distance physique entre nous.

Quand la porte s’ouvre finalement et qu’ils entrent les uns derrière les autres, je suis content de les voir, mais il n’y a ni étreinte ni larmes, et je demeure assis sur ma chaise.

Nous venons tous d’un endroit où une démonstration publique d’émotions est une exubérance qui pourrait facilement être interprétée comme un signe de faiblesse; une bien mauvaise idée quand l’adversité est combattue au grand jour dans un voisinage aussi dur.

Ils entrent donc, sourient et prennent place sur les chaises alignées juste en face de moi. Une fois l’inconfort des premières minutes dissipé, nous commençons à parler, bien que toujours avec hésitation, et j’apprends qu’eux aussi ont été envoyés dans d’autres familles pendant un certain temps, mais qu’ils sont maintenant revenus vivre avec notre mère. C’est de cette façon que je découvre que ma mère nous a tous laissés partir mais, qu’ultimement, je suis le seul à être resté derrière, ce que j’interprète comme un deuxième rejet de sa part. 

La suite de notre réunion n’est interrompue que par une petite phrase ici et là.

Rien de ce qui nous est arrivé est de notre faute et je peux facilement voir que la vie n’a pas été plus tendre avec eux qu’elle ne l’a été jusqu’ici envers moi. Je peux aussi voir qu’ils ont pris de l’âge. La maturité est capable d’imposer sa volonté avec empressement et sur n’importe qui faisant face à un défi d’apparence inéquitable. Encore faut-il que l’environnement y soit favorable, ce qui de toute évidence n’a pas été le cas pour ceux qui sont assis en face de moi.

Je suis le plus jeune du groupe par quelques années et bien qu’au moment où nous nous rencontrons ils ne soient encore que des adolescents, ils ont déjà l’air d’adultes qui portent sur leurs épaules le poids d’un passé lourd et difficile. Tellement que plus je les regarde, plus je peine à replacer leurs visages.

Il n’aura fallu que d’un an pour briser les liens qui nous unissaient et je n’ai besoin que de quelques minutes pour réaliser que je ne reconnais pas plus mes frères et ma sœur qu’ils ne me reconnaissent.

Nous sommes devenus des étrangers.

À la fin de notre entretien, après une poignée de main pour le moins étrange en guise de salutations, je les regarde partir et je reste seul dans la salle de rencontres. C’est là que j’entends résonner haut et fort les mots qui, encore un peu plus tôt ce matin, n’étaient qu’un lointain murmure: Je suis orphelin. »

Le premier chapitre est disponible en version audio ici

Lors de l’écriture de ce passage, j’ai été frappé par la gravité de la conclusion tirée de notre rencontre. J’ai réalisé qu'elle m’avait fait tourner la page non pas sur un chapitre de ma vie, mais bien sur l’identité toute entière du personnage que j’incarnais dans ce qui représentait à l'époque, le pamphlet de ma courte existence.

Les années, et mes séjours dans plusieurs autres familles, se sont accumulés jusqu’à mon adoption à l’âge de dix ans. Puisque mes souvenirs étaient remplis de détails, je n’avais pas beaucoup de questions sur mon passé. Oh, il y avait bien le fameux « pourquoi m’a-t-on abandonné? » Avec l’expérience que nous donne toujours la vie, j’ai pu répondre seul à cette question simplement en analysant la situation.

Ma famille a depuis longtemps exprimé son soutien dans l'éventualité où je me lancerais dans une recherche. C’est donc sans pression extérieure que je ressens de façon naturelle une impulsion négative envers cette idée. Pour moi, ça serait l'équivalent de m'attaquer à ma propre identité. Nous avons tous travaillé trop fort pour solidifier nos liens et pour créer nos souvenirs à nous. Des souvenirs vers lesquels je me tourne maintenant pour valider qui je suis devenu.

Pudeur? Peut-être. Si c’est le cas, je ne la sens pas mal placée. Paresse émotive? C’est possible; ma jeunesse a été si remplie d’émotions fortes que je n’ai jamais pu faire la paix avec l'idée de m’imposer celles qui viendraient inévitablement avec un tel geste.

Il en revient à ceci : je n’ai pas d’amertume ni de questions concernant mon passé. Des regrets, oui. Mais pas d’amertume et pas de questions.

J’espère de tout cœur que ceux de qui j’ai été séparé dans mon enfance sont heureux et s’accomplissent dans un quotidien rempli d’amour.

J’espère aussi que ceux qui sont hantés par cette question trouveront un jour la réponse et la paix qu’ils recherchent. 

« As-tu déjà essayé de retrouver ta famille? »

« J’ai déjà ma famille » que je réponds chaque fois…

Retrouver les souvenirs orphelins

Je me rappelle du jour où j'ai rencontré mes parents. Très peu de gens peuvent dire cette phrase.

C'était le jour de mon dixième anniversaire. Le 23 février 1979 pour être plus précis. Danielle, la travailleuse sociale en charge de mon cas depuis que je m'étais retrouvé orphelin quatre ans plus tôt, était venue me chercher à l'école en fin d'après-midi pour m'accompagner à un restaurant et me présenter à un jeune couple gentil. Ils m'ont célébré avec un dessert géant et offert un billet de deux dollars tout neuf. À l'époque, mon bonheur pouvait s'expliquer par mon taux de sucre soudainement trop élevé et la petite fortune qu'on venait de m'offrir. Aujourd'hui par contre, après une longue et intense réflexion sur mon passé, la scène qui s'est déroulée il y a plus de 35 ans prend des airs réconfortants non seulement parce qu'elle coïncide avec le véritable début de ma vie, mais aussi parce qu'elle sert de rappel pour tout ce qui a dû se produire dans les années précédentes afin que je puisse en arriver à m'assoir avec ce beau monde, à cette table, en ce jour bien précis.

Le chemin qui m'a mené à ce restaurant a été long et singulier. Je suis né dans la pauvreté et j'ai été extirpé de ma famille à l'âge de six ans pour être ensuite conduit à un orphelinat dans une grosse voiture blanche par un homme portant un complet. On ne m'en a jamais donné la raison. Avec les années, il n'y a qu'une seule explication que je me suis donné la permission de contempler; puisqu'elle nous élevait seule, puisque j'étais le plus jeune des enfants et que nous étions si pauvres, ma mère qui nous élevait toute seule sans doute voulu me donner la chance d'accéder à une vie meilleure.

On m'a donc laissé seul derrière à l'orphelinat et c'est là que la difficile quête pour me trouver une famille a débuté.

À l'orphelinat, nous appelions les adultes en charge Les Éducateurs, un groupe aussi gentil et aussi dévoué qu'un enfant dans mes souliers puisse espérer rencontrer sur une telle route. Encore aujourd'hui j'ai peine à exprimer tout le romantisme de l'idée elle-même: un orphelinat qui s'appelait "Ville Joie" et qui a fait honneur à son nom. Peu de temps après mon arrivée, on m'a présenté à Danielle. Elle était si gentille et n'avait rien des bureaucrates qui s'occupent parfois de cas comme le mien. J'ai aimé Danielle immédiatement. Pendant notre première rencontre, elle m'a dit que son travail ne consistait pas à me trouver une maison; c'était plutôt de me trouver une famille où je serais heureux. En entendant ces mots, j'ai su immédiatement que Danielle était vraie. Et puis, elle m'a donné des billes. L'entente était scellée.

Si l'orphelinat était aussi près de la perfection qu'elle pouvait l'être, il n'en était rien pour l'époque à laquelle j'ai grandi. Les enfants comme moi, essentiellement pris en charge par l'État, sommes devenus en quelque sorte des sujets d'expériences. Ce n'était pas par malice, j'en suis absolument convaincu. Ça a tout de même eu des conséquences. Je n'ai donc jamais vécu dans des familles d'accueil ou des foyers nourriciers. On m'envoyait plutôt vivre avec des familles dites de pré-adoption. Des gens venaient me chercher à l'orphelinat et, en route vers leur maison, mon monde se voyait complètement chambardé. Je devais m'adapter à leur vie : nouvelles habitudes, nouvelles règles, nouvelle bouffe, nouvelle école et nouveaux amis. Un nouveau nom aussi puisque quand je me joignais à une famille, je devais prendre leur nom. Ça aurait été sans conséquence ou presque si ça ne s'était produit qu'une fois ou deux. Je n'ai pas eu cette chance. En considérant que je devais reprendre mon nom de naissance lors de mes retours à l'orphelinat quand les choses ne fonctionnaient pas dans une famille, j'ai changé de nom neuf fois en quatre ans. 

Je suis devenu un enfant qu'on pouvait louer. Les familles avaient le droit de m'essayer. Si elles n'étaient pas tout à fait satisfaites, elles pouvaient me retourner sans qu'on pose de questions. Je blague parfois en disant aux gens que je venais accompagné d'un grille-pain gratuit comme boni. Si les clients me ramenaient à l'orphelinat, ils pouvaient garder le grille-pain. 

Quand je me suis lancé le défi de compléter l'écriture mon livre, Citoyen de Ville Joie : Souvenirs d'un orphelin, je suis retourné au plus profond de cette période de ma vie. J'ai revu l'homme portant le complet et sa voiture blanche. J'ai revu le moment de mon arrivée à l'orphelinat et j'ai revisité mon amitié avec Alain, le meilleur ami que je m'y suis fait. J'ai revu Danielle et les éducateurs. Dans ma tête, je suis retourné dans les familles avec lesquelles j'ai vécu en commençant bien sûr par la famille dans laquelle je suis né. Puis il y a eu la première famille dans laquelle on m'a envoyé. Je n'ai passé que trois mois avec eux. Il s'avère que trois mois peuvent être une éternité quand on les passe en grande partie en enfer. Ce n'est pourtant pas la méchanceté de ces gens horribles que j'ai été à même de mesurer lors de ma réflexion. Ce fut la gentillesse des autres familles qui m'ont accueilli. 

Comme celle de la famille P, par exemple. Il s'agissait d'un beau couple avec deux jeunes filles généreuses. Ils ont eu la malchance de m'accueillir après mon séjour de trois mois en enfer. Étant donné mon état d'esprit, il n'y avait que de minces chances que ça fonctionne avec la famille P. C'est moi qui, ultimement, les ai rejetés et Monsieur P m'a ramené à Ville Joie. Ses adieux, sur le bord de la porte de l'orphelinat, resteront avec moi pour toujours. 

Il y a eu la famille B aussi, des gens simples et terre à terre. Je commençais à peine à m'ouvrir un peu et à laisser des gens entrer à l'intérieur de ma bulle. Danielle était malade et on l'a remplacée par un de ces bureaucrates dont j'ai parlé plus tôt. Je parle de façon parfois légère à son propos dans mon livre, mais la vérité est que cet énergumène a été la cause d'une grande peine pour beaucoup de gens. Il a confirmé son manque de compassion et de jugement en refusant une demande plus que raisonnable de la famille B et eux aussi ont dû me laisser partir. Eux aussi ont dû me ramener à Ville Joie. 

J'avais huit ans et je commençais déjà à me demander s'il y avait une place pour moi quelque part dans ce monde. 

Il y a eu un autre couple que je ne nommerai pas parce que je ne veux pas ruiner la surprise de ceux qui choisiront de lire mon livre. Il serait toutefois juste de dire que je croyais que j'avais trouvé ma famille de rêve. J'étais finalement prêt à recevoir de l'affection, mais je n'avais aucune idée de comment en donner en retour. J'étais orphelin depuis si longtemps déjà que j'avais oublié ce que c'était que d'être un fils. Cette famille a pris la décision de ne pas me garder au même moment où une autre a exprimé le désir de m'accueillir. Cette fois-ci, il n'y aurait pas de retour à Ville Joie. J'allais devoir quitter une famille et me joindre à une autre sans délai, sans période tampon entre les deux.

Cette « autre famille » allait devenir la bonne pour moi. Ce sont eux que j'ai rencontrés au restaurant le jour de mon dixième anniversaire. Avec tout ce que j'avais vécu avant de me joindre à eux, l'adaptation n'a certes pas été facile et ils ont dû faire preuve de patience et de compréhension au début. Des gens leur ont même carrément demandé s'ils avaient toutes leurs facultés pour prendre en adoption un enfant de dix ans avec un tel bagage. Je suis content que leur désir de donner une famille à un orphelin ait été plus fort que les doutes exprimés par certains. 

J'ai tenté d'écrire mon histoire à quelques reprises au cours des années parce que je savais qu'elle était différente. Je savais que c'était une histoire « qu'on peut raconter. » J'étais par contre incapable de trouver les mots pour le faire. Quelque chose manquait dans mon approche au processus d'écriture et donc, quelque chose manquait au texte lui-même. Un chapitre ou deux de mots vides de sens, et le papier se retrouvait chaque fois au recyclage.

Il manquait une réflexion. Celle que je me suis imposée pour être finalement capable de finir mon livre fut un puissant réveil. Au cours de ces trois années, au lieu de voir les moments négatifs ou difficiles comme lors de mes tentatives d'écriture ratées, je me suis rappelé la gentillesse dont ont fait preuve presque tous ceux et celles que j'ai croisé sur ma route. J'ai aussi été surpris par les quelques larmes que j'ai versées; non pas par leur présence, mais bien parce qu'elles étaient réservées à ceux et celles qui ont laissé de la lumière dans cette période de ma vie où il y aurait pu n'y avoir que de la noirceur en guise de souvenirs. La bonne sorte de larmes.

Plus je creusais dans les émotions, plus je retrouvais les images perdues de mon passé et moins j'y trouvais d'amertume et de regrets. Et en terminant mon projet, j'ai non seulement pu retracer une grande partie des images de ma vie d'orphelin, mais je suis donné la chance de les remettre dans le bon ordre, soit derrière les images de ma vie d'adopté. Il m'est donc impossible d'imaginer, ne serait-ce que pour une seule seconde, ma vie sans les souvenirs de mon enfance parce je sais maintenant qu'ils mènent à ce restaurant, à cette table, avec ma famille, le 23 février 1979. 

C'est permis de faire une réflexion. C'est permis de revenir en arrière. Parfois quand on revient en arrière, on se retrouve au restaurant devant un énorme dessert et avec une petite fortune dans les poches.